Nos croyances en ce qui n’existe pas sont une force et une impasse en même temps

Dans « Sapiens, une brève histoire de l’humanité » , Yuval Noah Harari développe une idée fascinante : la singularité de notre espèce vient de sa capacité à croire collectivement en des choses qui n’existent pas. Il écrit :

« … la caractéristique véritablement unique de notre langage, c’est la capacité de transmettre des informations non pas sur des hommes et des lions, mais sur des choses qui n’existent pas. […] C’est la fiction qui nous a permis d’imaginer des choses, mais aussi de le faire collectivement. […] Contrairement au mensonge, une réalité imaginaire est une chose à laquelle tout le monde croit ; tant que cette croyance commune persiste, la réalité imaginaire exerce une force dans le monde.« 

Autrement dit, le langage articulé a donné naissance à des croyances partagées, capables de mobiliser des groupes entiers toujours plus nombreux. C’est cette force collective qui a permis à Sapiens d’évoluer à une vitesse fulgurante. Il suffit de comparer notre monde à celui d’il y a deux mille ans !

Mais de quoi parlons-nous au juste ? Quelles sont ces choses qui n’existent pas et auxquelles nous croyons ? Comment ces croyances nous permettent de nous organiser collectivement ? Je l’aborderai dans cet article. Et comment certaines de ces croyances ont-elles pu devenir des impasses pour notre évolution ? Si nous comprenions notre propre fonctionnement, ne pourrions-nous pas imaginer un nouvel ordre imaginaire collectif capable de nous sortir de la crise planétaire que nous traversons aujourd’hui ? Ne serait-ce pas là la clé de notre évolution à venir ? C’est ce que je vous propose de voir aujourd’hui.

En introduction au développement de cet article, je vous propose une première réflexion. Les croyances sont bien une spécificité de notre espèce qui nous permettent de nous organiser et de coopérer à l’échelle planétaire. Pour vous en convaincre, la croyance en un Dieu, que l’on a jamais vu autrement que dans sa croyance, peut rassembler des Homos Sapiens qui ne se connaissent pas, pour partir en croisade. C’est un exemple, mais il y en a une multitude. C’est une force et, en même temps, une impasse ! La preuve, les croisades ont pris fin en 1272. Malgré cela, en 2025 il existe toujours plusieurs Dieux uniques dans la tête des Sapiens et on pourrait vivre en paix avec ça !

Sapiens : une espèce unique et en même temps un serial killer

Harari le rappelle : Sapiens n’a pas seulement éradiqué les cinq autres espèces d’hominidés qui coexistaient avec lui, il a aussi décimé les grands mammifères de chaque continent qu’il a conquis. « Sapiens est un serial killer », écrit-il. Cette violence ne vient pas de la révolution industrielle, mais bien de notre révolution cognitive, il y a -70 000 ans. Notre aptitude à imaginer ce qui n’existe pas nous permet d’agir collectivement et coopérer en conséquence pour la satisfaction de nos besoins, quoi qu’il en coûte. C’est une spécificité de nos gènes d’évolution sociale.

Cette faculté est à la fois notre plus grande force et notre principale faiblesse. Car les croyances qui nous unissent pour répondre à nos besoins sont aussi celles qui, inévitablement, nous conduisent à des crises existentielles qui bloquent notre évolution. Pourtant, à chaque impasse, Sapiens a su rebondir grâce à sa formidable capacité d’adaptation. Depuis sa révolution cognitive, il a déjà surmonté plusieurs crises majeures. La Spirale Dynamique, modélisée par Clare Graves, en décrit les étapes successives appelées niveaux d’existence ou niveaux de conscience caractérisés par des couleurs. Et à chaque crise correspond « un saut de conscience«  pour une nouvelle manière de penser le monde et pour un nouveau système de valeurs. Pour en savoir plus, reportez-vous à mon livre ou cet article.

Ce qui veut dire que la crise planétaire que nous traversons aujourd’hui a sa solution. Tout en réglant notre crise existentielle, logiquement cette solution amènera des croyances et en même temps une nouvelle crise existentielle. Je viens de vous résumer comment la Spirale Dynamique de Clare Graves modélise l’évolution sociale de Sapiens depuis 100 000 ans.

Commençons le développement de cet article par les choses qui n’existent pas et auxquels nous croyons. Je vais les prendre dans l’ordre d’apparition dans l’histoire de l’Humanité comme le relate Harari dans son livre.

Les grands ordres imaginaires

1. L’animisme : la première croyance collective

À l’origine, l’humain attribuait une âme à chaque être vivant et à chaque élément de la nature. Cette vision animiste liait les membres d’une même tribu autour d’une cohérence spirituelle commune. Mais cette croyance restait confinée à des groupes restreints.

2. La monnaie : la première fiction universelle

Étonnamment, la première croyance planétaire n’a pas été religieuse, mais économique : la monnaie. Très tôt dans l’histoire de l’Humanité, on s’est échangé des biens. Il a donc fallu s’accorder sur leur valeur respective. Lorsque le troc est devenu trop complexe, Sapiens a inventé une référence commune de valeur. De deux sacs de blé pour une chèvre, trois chèvres pour une vache, on a trouvé plus simple encore, quelques pièces d’or en référence pour tout échanger.

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Aujourd’hui, la valeur des choses ne repose plus sur un métal précieux, mais sur des chiffres alignés sur un compte en banque. Arrêtez-vous une minute pour en prendre conscience. Notre salaire, nos paiements par carte bancaire et nos échanges reposent tous sur une fiction collective : la confiance dans la valeur des chiffres qu’on s’échange. On rémunère un travail par des chiffres. On échange du pain contre ces mêmes chiffres. Ils ne valent rien en soi, mais nous croyons à la valeur de ces chiffres collectivement. Comme le souligne Harari, même les pires ennemis partagent cette croyance commune : Ben Laden et les Américains reconnaissaient tous deux la valeur du dollar. De là à penser que la dette des États n’existe que dans la tête de ceux qui y croient aussi, il n’y a qu’un pas…

3. Les Dieux : une autorité invisible

Vient ensuite la croyance en une puissance supérieure. D’abord polythéiste, puis monothéiste, elle promet un salut dans un paradis invisible. Autrement que dans ses croyances, personne n’a jamais vu Dieu ni visité son paradis ; pourtant, près de 85 % des 8 milliards d’êtres humains croient à une forme de divinité. Même ceux qui n’y croient pas partagent une croyance : celle de l’inexistence de Dieu. Ce type de croyances permet de s’organiser autour de règles communes pour établir des empires qui regroupent un nombre croissant d’individus. Un exemple de valeurs communes qui nous permettent de coopérer et évoluer : « tu ne tueras point » et « tu ne voleras point.« 

4. Les idéologies politiques : les nouveaux Dieux

Qu’est-ce qui a remplacé la croyance aux Dieux ? Les ordres imaginaires politiques bien sûr ! Qui, eux aussi, sont évangélistes au niveau planétaire. Le capitalisme, le libéralisme, le marxisme, le nationalisme, puis dernièrement l’écologisme et le wokisme. Vous aurez noté… que des « ismes » à la fin ! Ces ordres imaginaires politiques créent des alliances et des empires qui ne peuvent que se combattre. On se retrouve aujourd’hui face à une multiplicité de « ismes » qui s’affrontent dans une lutte sans fin et donc qui nous amènent à l’impasse de notre évolution.

Notre évolution est actuellement bloquée. Sauf à imaginer une idéologie qui s’impose aux autres par la force avec une perte définitive de liberté individuelle ; ce serait de toute façon temporaire ; sauf à imaginer une guerre entre ordres imaginaires radicalement opposés qui se terminerait en quelques minutes avec notre capacité aujourd’hui de mettre un point final et définitif à toute vie sur la planète entière.

La double-face des croyances

Et c’est bien là où je souhaitais faire converger cette analyse du fonctionnement spécifique de Sapiens. Alors oui, une croyance permet de nous rassembler toujours en plus grand nombre pour nous organiser collectivement et satisfaire nos besoins individuels. Mais comme les croyances sont diversifiées, plusieurs monnaies différentes, plusieurs Dieux uniques différents, plusieurs idéologies politiques différentes, alors les croyances ne peuvent qu’aboutir à la lutte armée et à la guerre entre Sapiens. C’est en cela que les croyances en des ordres imaginaires sont bénéfiques à l’Humanité et en même temps amènent inexorablement à une impasse. Est-il besoin de vous citer des exemples historiques et actuels des conséquences de ces impasses ? La Saint-Barthélémy, le 7 octobre 2023, les croisades, le djihad, les deux guerres mondiales, la guerre économique actuelle, le dérèglement climatique provoqué par l’activité humaine, les violences des ONG liées à la lutte contre le réchauffement climatique et contre les discriminations pour imposer un ordre nouveau planétaire par la violence, etc.

Comment avons-nous l’habitude de sortir de nos impasses ?

À chaque fois, nos crises existentielles ont été réglées grâce à des précurseurs ! Des hommes ou des femmes qui ont « imaginé » – le terme me semble particulièrement bien approprié – une nouvelle vision du monde et un nouveau système de valeurs. Non seulement, ils règlent la crise existentielle, mais ils permettent de s’organiser collectivement pour poursuivre notre évolution. Voulez-vous des exemples ?

  • À la crise existentielle des barbares sans foi ni loi, qui tuaient tout ce qui bouge et pillaient les biens, des prophètes ont créé des commandements de Dieu. À eux seuls, « tu ne tueras point » et « tu ne voleras point » ces commandements ont réglé la crise existentielle. Pour en créer une autre !
  • Les systèmes d’organisation basés sur des ordres religieux ont instauré la coercition, l’inquisition, les jugements expéditifs, les croisades, créant une crise existentielle d’émancipation. Elle a été réglée par les droits de l’Homme et du citoyen qui intègrent les lois humanistes des religions monothéistes, mais, cette fois, dans des jugements équitables. Les philosophes du siècle des lumières et les révolutionnaires du XVIIIe siècle sont tous des précurseurs de ce nouvel ordre imaginaire.
  • Le capitalisme a engendré le marxisme, l’écologisme et le wokisme. Le marxisme a engendré le nationalisme. L’extrémisme des ordres imaginaires entraîne systématiquement une autre forme d’extrémisme et une guerre entre exrémismes. C’est sans fin.

Les croyances aux ordres imaginaires mènent donc inexorablement à l’impasse. Mais comme elles permettent de régler une crise existentielle, entrevoyez-vous la suite logique de l’évolution de l’Humanité ?

(*) l’article de Clare Graves dans « the Futurist » publié en 1974

C’est ce que Clare Graves, docteur en sociologie et initiateur de la Spirale Dynamique, a conclu de son analyse de notre évolution. Pour régler la complexité du monde actuel issue des multiples croyances aux ordres imaginaires qui poussent à l’impasse, il imagine « un saut majeur de conscience.« (*) Il a pour objectif de fixer un nouvel ordre imaginaire qui consiste à « intégrer en même temps le meilleur de tous les contraires dans une tension créative.« 

Pour dépasser notre crise existentielle actuelle, il suffirait d’intégrer, en même temps, le meilleur du capitalisme, du marxisme, du nationalisme, de l’écologisme, du wokisme et de tous les « ismes » religieux. C’est ce que tend à montrer le concept de la Spirale Dynamique.

Pour aller plus loin

Je développe cette idée d’un nouvel ordre imaginaire dans mon livre et mon e-learning de 9 vidéos d’une durée de 3h.